I
De la boue, surnageons.
Sortons la tête, les épaules
de la boue froide, surnageons.
Cherchons la planche de salut.
Accrochons nous aux bois flotté.
Emporté par la boue froide
et sans voix qui désuni,
déchire.
La terre résiste et cède par plaques
arrachées, entraînées par la poussée,
La boue gronde et geint,
inarticulée, étouffe.
Crache. Crache-la par la bouche
avant qu’elle n’emplisse tes poumons.
La boue sans voix, fait taire la voix qui crie,
cette voix qui implore la grâce,
cette voix qui résonne et s’insurge.
La boue gronde, inarticulée
et bruit un rire de gorge sèche.
Crache-la
II
La tourbe est spongieuse et retient l’eau.
Les sphaignes habituées
à ces conditions de vie difficiles
rejettent dans l’eau leur acidité
qui contraint la dégradation des dépôts.
Sur cette même tourbe,
poussent les droséra
poussent des plantes foisonnantes
des plantes carnivores qui ont faim.
Sur la tourbe poussent des plantes
qui se mangeraient elles-même,
qui se mangeraient entre elles.
III
Elle aurait pu être le feu,
elle aurait pu être l’eau :
elle est un moindre mal ;
la boue ne brûle pas,
elle ne noie pas les plaines immenses
où son cours l’épanche. Elle dévaste
Mais aux proportions raisonnables de la coulée.
Elle abîme. S’insinue.
Elle n’est jamais responsable
car la boue est non-lieu
La boue n’aime que l’espace sans limite.
n’a pas d’attache.
Elle n’aime que la chute.
Elle crée la chute pour poursuivre.
Elle ravine, solliflue, colluvione.
Terre menteuse, eau menteuse
froide, sans voix, sans parole,
Protège tes yeux de la boue qui durcit la cornée
– le désastre a besoin d’un témoin.
IV
La tourbe est fossile.
Elle est temps organique accumulé, amassé,
décomposé pour faire matière régénérante.
La tourbe blonde porte en elle
des milliers et des milliers
de générations de débris
qui refont surface.
V
A quoi bon élargir la souille
où nous nous débattons ?
La boue rit des efforts répétés pour sortir.
Elle s’écoule et conflue et surgeonne,
venue de tout côté.
La boue a fait des éléments,
un langage qui craquelle et picote.
Elle irrite ; et rit d’irriter.
La bête aiguillonnée renâcle encore
mais il lui faudrait une langue pendue
comme une bourde solide pour regagner la rive
– une langue qui lui donne le courage,
des mots indigènes qui la maintienne
hors d’une boue molle et glissante.
La boue froide est un barbarisme,
sans voix, sans parole et sans langue.
Dans la boue, qui nous éloigne,
nous emporte comme - j’étais silencieux.
Maintenant elle emplit ma gorge
et ma langue se relie
– Je parlerai comme de juste
VI
La tourbe conserve les corps intacts
des paysans jetés en terre,
jetés en tourbe dans leur suaires de lin rugueux.
La tourbe conserve les corps séché
des générations passées.
VII
La boue s'écoule informe,
contourne ou renverse,
mêle tout ─ ce qui doit être séparé,
confond tout, l’eau et la terre,
la terre et le ciel.
La boue est l’action confondue.
Désordre Contrordre Fatrasie.
Elle est froide, sans voix, sans parole, sans langue
et sans verbe.
Appelles au secours la pierre dure et ancrée que le torrent n’ébranle :
« Exauce-moi ! Extirpe-moi ! Relève-moi
Pierre dure insoluble
minéral, roche imperméable du salut,
que je m’accroche et me hisse
que j’émerge, que je reprenne haleine
et de mes mains crevassées et rougies
que j’endigue le débord
que je canalise le cours d’iniquité
que je comble les ravines
que je remblaie les veines ouvertes.
Cela sera très bon”.
VIII
La tourbe nous réchauffe,
jetée en pain noir dans les cheminées.
Les mottes dessiquées donnent au feu
une flamme assez claire, et beaucoup de fumée,
remplissent l'air d'une odeur sulfureuse de succin et terreuse.
La tourbe crépite et gémit
IX
Maintenons les yeux le nez la bouche hors de la boue froide.
Maintenons à la lumière nos corps, indistincts dans le lit boueux,
pour qu’ils se rejoignent et s’unissent sur la berge,
ivres de retrouvailles.
Accrochons-nous au passé en archipel,
emporté par la boue, qui corrompt
pour gagner en puissance.
La boue détruit l’obstacle
qui s’oppose à son incontinence ;
s’abat d’autorité, sans autre raison
que son incontinence.
La boue abat les plantes aux racines
superficielles. Les arbres trop haut.
Elle excave. La boue remonte au jour, les vestiges du passé.
Elle s’en habille pour en rire.
Elle charrie des pantins ridicule
et les rejette sur les bord du torrent.
La boue rend au désordre
ce qui fait désormais désordre.
X
La tourbe est terre qui régénère la terre.
La tourbe est substrat.
La tourbe est terre qui mélangée à la terre
retient l’eau et la rend verbe.
Elle nourrit, cette douce tourbe blonde
des sphaignes et des droseras.
XI
Avant même que le soleil l'ait durci
et fait craquelé sa peau,
avant que le vent l'écale,
creuse de tes mains les canaux de dérivation.
Draine la boue dans les tuyaux de grès
qui feront la terre ressuyée.
Creuse la fosse pour rebâtir la maison.
Enfonce les pieux jusqu'à atteindre
un sous sol enfin stable
– L’horizon se trouve en profondeur,
là où l'on coule les fondations.
Élève les murs dans la pierre la moins friable.
Coupe les planches dans le chêne le plus dur.
Mets-y tout ton zèle,
même si ta maison te dévore.
Sinon dans la désolation,
que nous restera-t-il ?
Une boue infinie, une boue bégayante,
et nos yeux pour pleurer
et mêler à la terre des larmes
pour ajouter de la boue
à la boue.