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  • L’ÉCRITURE ORNEMENTALE CHEZ BIELY / MICHEL HOUELLEBECQ : LE FACTUEL CONTEMPORAIN

     

    Dans la littérature des années 20' quelques auteurs se rapprochent de l'art imaginal primitif et magique de Klimt. Il conviendrait de citer le courant russe dit de la prose ornementale et plus particulièrement, André Biely qui a senti comme personne la religiosité de l’ornement, et plus qu’un autre a participé de cette libération de l'ornement vis-à-vis de l'œuvre. Dans son œuvre, il n’y a plus de progression par le langage ; le texte avance par la seule parataxe des situations. L'éclatement du discours porté par la phrase musicale y est semblable à l’accolement des couleurs en peinture contre la nuance, et renvoie à une esthétique du fragment. Cette prose ornementale, magnifique dans Petersbourg, atteint son paroxysme dans Kotik Letaiev et les Carnets du toqué, sans doute du fait d'un renversement dans sa narration ; Biely abandonne le narrateur omniscient des premiers romans sensé décrire une réalité, des faits, pour le remplacer par une écriture àla première personne. Le « Je » permet de livrer sa représentation du monde, une individuation du regard éventuellement déformable comme dans ces deux romans par l’enfance ou la folie. Le passage où Letaiev évoque les éclairs brillant sous ces paupières lorsqu'il ferme les yeux mériterait de devenir l'étendard de toute prose ornementale, il témoigne au mieux de l’emprise de l'image sur le langage : ni propos ni récit. Dans ces romans autobiographiques le langage occupe l'espace et construit son univers propre à partir de sections de textes assez courtes et closes sur elles-mêmes.

     

    Chez Biely la narrativité, la litéralité s'amenuise. Le langage s'autonomise par rapport au récit. Le discours n’a plus de visée. Le récit n'est pas rompu il est étouffé ; l'ornement y trouve la vocation du boa constrictor qui s'enroule et contraint au maximum l'action par un langage à jamais illusoire et inutile. Le bavardage de la prose ornementale ressemble parfois au langage automatique de l'absurde. Les deux vides de sens, ils autorisent les locuteurs à parler alors même qu'ils n’ont plus rien à dire, en tout cas rien de significatif. Mais l’ornement est moins dans le divertissement et dans le constat d’incommunicabilité que dans le désir de faire, dans l'action à tout pris, l’ornement c'est la part irrationnel du langage performatif. Il est l’envers du factuel comme ânonnement idiot de nos actes afin de combler le vide de parole et d’éviter le silence et la peur. En fait, ornement et factuel sont tous les deux une lutte contre la mort et letemps : l’un par la recherche d’un surcroît de vie l’autre par le désespoir. En ce sens, le factuel est un échec de l’ornement.

     

     

    L'énonciation factuelle a été utilisée avec une acuité étonnante à la fin du XXe par Michel Houellebecq. Souvent décrié, il a le mérite de dévoiler ce caractère fondamentalement an-ornementale de notre époque. L'œuvre de Houellebecq est purement intellectuelle c'est à dire qu'elle choisit comme objet l'individu contemporain en tant qu'acteur social plutôt que l'humain, et progresse davantage par la réflexion de l'auteur que par sa sensibilité. D'un point de vue littéraire elle est l'expression d'un écrivain politique. Toute son entreprise vise à dénuder notre époque inspecter son corps morbide voire en faire l'autopsie, en pleine conscience de sa décomposition avancée. Houellebecq pose cette simple question, pourtant essentielle, comment écrire aujourd'hui ? Quel style utiliser pour traduire sans concession et donner une image juste du contemporain ? En réponse, le factuel qui est promu. Tout est fait, succession, platitude, une absence méthodique de métaphore comme si l'auteur avait cherché à traquer l'image littéraire qui aurait pu lui échapper – datée, impropre, inutile – à la moindre entournure. La langue maintien tout au long du récit son absence de style appliquée, en tension du début à la fin. Houellebecq développe une écriture clinique où tout doit être détaillé, où le sujet doit être saisi dans son exhaustivité. Le détailprend une place déraisonnable jusqu’à l’absurde ; il n'est pas question d'évoquer un repas sans mentionner la marque du frigidaire. Houellebecq s’impose ce scrupule scientifique jusque dans ce que la science à de plus sclérosée et quand elle a chassée ce qui peut lui rester d’humanité. Biely participe d'une transfiguration du réel, Houellebecq s'acharne à une étude rageuse de la banalité par un narrateur sans passion. Le seul élément qui pourrait paraître ornemental serait le jeu généralisé des digressions, partie intégrantes cependant de l'entreprise de destruction du style. J'ai voulu les classer en 3 grandes catégories :

     

    - les biographies : Houellebecq aime revenir sur la vie du moindre personnage mentionné. L'arbre généalogique de Michel Djerzinski dans les premiers chapitres des Particules élémentaires est inutile à notre compréhension de l’action et relève d'une spécification pathologique. Parfois ces me biographies rappellent ce que certains ont nommé chez Homère l'effet de retardement : des digressions sans arrière plan, qui constituent toujours le présent, le désir de ne rien laisser dans l’ombre de ce qui a été nommé. Mais ici, elles persistent dans l'ordre de l'inconséquent. - les essais sociologiques et littéraires : justifiés comme étant les réflexions du héros, ou insérés dans un dialogue entre les protagonistes. Dans ce cas les sujets arrivent comme un cheveu sur la soupe. strictement concentré sur le propos, Houellebecq les traite avec indifférence, en ne leur donnant jamais de dimensions formelles.

     

    - les définitions et détails encyclopédiques : Houellebecq fait l'étalage d'une érudition ironique, grotesque, puisée aux sources les plus basique : le petit Larousse ou Wikipédia. On l'a accusé de plagiat ; à tort, il y a plagiat lorsqu'un texte est repris dans un genre équivalent. Transformer un extrait d'article d'encyclopédie en élément poétique dans un roman ne peut pas être du plagiat ; à textes identiques il y aura toujours un surcroît de sens dans le texte littéraire.

     

    Le questionnement littéraire initial aboutit à son premier roman, L'extension du domaine de la lutte, dans lequel Houellebecq semble déjà épuiser sa technique. L’essentiel y sera formulé. Les romans suivants manquent de souffle et s'apparentent à une simple application du programme, souvent de façon mécanique, parfois outrée. Ils valent plus pour les aspects sociologiques étudiés que pour leurs qualités strictement littéraires, la précision scientifique du témoignage d’un malaise contemporain, celui de ces hommes ordinaires marqué par l’incapacité au bonheur, étreints par la solitude et broyé par une société fondée sur l'efficience. Houellebecq vérifie l'hypothèse monstrueuse de Broch : l'absence d'ornement est un style tourné vers le seul néant et la mort. Le style dépouillé né de l’idéologie utilitariste est à la fois un porteur et un vecteur du malheur de la société qui le sous-tend.